Les Temps Modernes

J’ai revu il y a peu, et pour la énième fois, Les Temps Modernes de Charlie Chaplin. Et j’ai, encore une fois, constaté à quel point ce film est un chef d’œuvre absolu du cinéma mondial. Bien sûr, c’est une dénonce sans équivoque des sociétés capitalistes et industrialisées, du taylorisme, de l’aliénation au travail, de l’injustice réservée aux plus démunis — Chaplin est aussi un témoin de son temps et nous sommes ici dans une Amérique qui se relève difficilement du crash boursier de 1929 — mais c’est aussi un film incroyablement drôle : les scènes de Charlot prisonnier des rouages du monde moderne ; la scène des patins à roulettes à l’aveugle dans les grands magasins ; la machine à faire manger l’ouvrier pendant qu’il travaille pour ne pas perdre de productivité ... Bref un chef d’œuvre. 

Toutefois, ce qui, à mon sens, donne une dimension supérieure à ce film, c’est l’usage que fait Chaplin du contraste muet/parlant. Nous sommes en 1936 et depuis 1928 le cinéma parlant a fait son apparition. Celui-ci a signé la fin de nombreuses carrières de cinéastes et acteurs. Les Temps Modernes n’est pas vraiment un film muet mais ce n’est pas non plus un film parlant. Le jeu des acteurs, la construction des scènes, le scénario, les cartons pour raconter l’intrigue et transcrire les dialogues appartiennent vraiment au cinéma muet. Mais lorsque le patron de l’usine s’adresse à ses ouvriers, à travers un écran géant par lequel il les voit tous (même dans les toilettes) — Big Brother n’est pas très loin ... — il le fait en parlant et c’est sa voix que nous entendons, à travers un écran dans l’écran. Car quand celui-ci apparaît dans une scène, ses paroles sont aussi muettes que celles des autres. Chaplin accepte le passage au parlant, mais il en fixe les règles et il décide, en conscience, de l’usage qu’il en fait.

A la fin du film, il y a cette scène anthologique où Charlot chante et danse dans un cabaret. Cette scène est « sonore ». Nous entendons, pour la première fois, la voix de Charlot qui interprète une chanson. A ceci près (encore sa maîtrise des outils qu’il utilise) que Charlot a perdu en dansant les paroles de la chanson qu’il avait écrites sur ses manchettes. Il improvise donc et nous raconte une histoire en chantant... n’importe quoi. Il chante un charabia sans aucun sens mais sa gestuelle (héritée du muet) nous décrit parfaitement l’histoire hilarante qu’il raconte. Ainsi, Chaplin nous montre sa maîtrise, son choix, son intention et surtout sa démonstration que le parlant n’est pas toujours plus clair que le muet et qu’il ne faut pas oublier tout ce qui passe autrement que par le son.

Il le démontre aussi grâce à son épouse, la sublime Paulette Godard, actrice s’il en est, qui lui donne le signal, en gestes, qu’il peut sortir un son de sa bouche...